Jour 367

Je me réveille toujours cinq ou six minutes avant que mon réveil ne sonne, alors je roule dans mon lit et j’écoute les oiseaux par la fenêtre. On a toujours pu les entendre ici, mais j’essaye de les compter. Y a des gens qui le font, par leurs fenêtres ou en randonnée solitaire dans des zones désertes. Une des suggestions de passe temps de début de confinement qui a tenu sur la durée. La #coronamaison de Pénélope Bagieu s’est arrêté quelque part après le 13 414e étage.

Mon téléphone bipe -pas la sonnerie de mon réveil mais un sms entrant. J’y jette un coup d’oeil en plissant les yeux à cause du rétro éclairage qui m’éblouie dans la pénombre de ma chambre.

« Livraison au point habituel. Venir à vide. »

Je m’assois tout en chaussant mes lunettes. On ne nous demande pas toujours de venir à vide, parfois il suffit qu’on fasse un arrêt sur notre circuit. S’ils précisent, c’est qu’ils amènent beaucoup de stock. Ça tombe à pic, j’ai récupéré mon chariot hier chez ma sœur, celui que j’utilise pour faire les courses de tout le quartier. Il n’y a plus de caissières ni de caissiers ni d’agents de sécurité dans les supermarchés. Les livraisons sont faites, et les coursiers s’approvisionnent selon leurs quartiers. On ne croise presque jamais les livreurs, qui s’arrêtent dans la nuit pour limiter les contacts humains. Mais iels nous envoient des textos pour signaler leurs passages et parfois on papote un peu, histoire de pas devenir fous.

Papa est allé chercher du pain pendant que je dormais, avant de s’enfermer dans sa chambre pour son yoga et sa méditation. Je soupire face à la baguette encore chaude. Quand la boulangerie a fermé les boulangers ont laissé leurs adresses et des invitations à venir s’approvisionner. Ça s’est fait dans beaucoup de quartiers et les autorités ont vite mis un terme au phénomène -si on a fermé les boulangerie c’était pas pour en ouvrir d’autres, clandestines, dans les appartements et les maisons individuelles. Mais difficile d’empêcher les paniers à ficelle entre voisins d’un même immeuble, ni l’occasionnel promeneur ou cycliste qui se choppe une baguette ou un pain de campagne par une fenêtre ouverte en passant. Papa a sa dealeuse, et pas moyen de le dissuader de y aller -ni elle de garder sa fenêtre fermée.

– Vous comprenez, je peux tout de même pas lui dire non une fois qu’il a fait le chemin, qu’elle m’a dit quand j’ai essayé de l’engueuler.

Depuis le temps que ça dure, clairement aucun des deux n’est malade ni porteur sain -ou alors ils sont tous les deux immunisés. Mais ça empêche pas le risque si la boulangère a des contacts réguliers avec des gens extérieurs à son logement. Ce serait n’importe qui d’autre, je l’aurais déjà signalé. Mais Papa me ferait la gueule.

Et puis la vie de ma mère, je me dis en mordant dans la meilleure tartine de toute ma vie, c’est vraiment difficile de sévir dans de telles conditions.

Je textote mes collègues en attendant que mon thé refroidisse. Billie, qui gère les quartiers autour de la gare sur son VTT, Philippe, le long de la Garonne et dans tout le centre ville, et les copains de Montauban, qui ont presque tous été malades et ont enfourché leurs vélos dès qu’ils ont tenu debout, comme moi. À Bordeaux, seule Bénédicte me répond.

« Tu es à la réception pour la livraison ? Mu a dit que vous étiez les suivants ! »

Je fronce les sourcils, ramasse ma vaisselle d’une main, et l’appelle de l’autre. Elle décroche entre la première et la deuxième sonnerie. Elle est tellement excitée que sa voix fait frétiller la ligne.

– Jo !

– Ton chat jongle, ça y est ? Ça aura pris quoi, un an pour lui apprendre ?

– La livraison !

Ah oui, c’est vrai. Je coince le téléphone contre mon épaule pour ranger mon assiette et ma tasse dans le lave vaisselle.

– Ils sont passés par Bordeaux vers quelle heure ?

– Très tôt, le jour était pas levé, il devait être 4h ou un truc comme ça.

– Quatre heures ?

Mais ils sont dingues ! Les ambulanciers et les coursiers ont besoin de dormir !

– Jo, ils vont être sur Toulouse dans…

Merde, elle a raison ! Le micro-onde indique 7h35 et il retarde !

– Tu crois pas qu’ils se seront arrêtés pour dormir ? je demande sans trop y croire, en trébuchant vers l’entrée pour mettre mes chaussures.

– Fonce ! On se rappelle après !

– Roger.

Je m’oblige à faire mes lacets plutôt que les coincer dans ma chaussure, à vélo ça peut facilement mal tourner. Je retourne en courant dans ma chambre chercher mon sac -Papa va râler que je marche dans l’appart chaussé et que j’ai encore laissé mon volet fermé mais là y a vraiment pas le temps ! Je devrais lui laisser un mot de merci pour le pain. Pas le temps non plus, il aura un texto dans la journée. Je me rappelle de prendre mes clefs et mon déjeuner à la dernière minute, claque la porte derrière moi et dévale l’escalier.

Trois ambulances sont déjà garées sur la bande d’arrêt d’urgence de la rocade quand je m’arrête en dérapant à leur hauteur. Je suis en sueur, j’ai pédalé comme un dopé du tour de France sans le dopage, et mon teeshirt me colle à la peau. Mais clairement ça valait la peine, parce que trois ambulances, c’est deux de plus que d’habitude, et ça veut forcément dire quelque chose de positif. Un coup d’oeil par dessus mon épaule m’informe que Philippe et Billie sont en train d’arriver -iels ont bien reçu mon message.

Je cale mon vélo sur sa béquille juste à temps : la porte côté passager de la première ambulance s’ouvre et une femme en descend.

Je vois que c’est une femme parce que, sans présumer de son genre, la personne ne porte pas de combinaison de protection. Le gouvernement les a rendu obligatoires pour tous les personnels soignants en contact avec l’extérieur afin de réduire le plus possible les risques de transmission du virus vers des patients vulnérables. Ça fait plus de six mois que j’ai pas vu le visage d’une doctoresse ou d’un infirmier.

Et là je vois la couleur de ses yeux !

Elle me sourit !

Elle me fait coucou de la main !

– Bonjour ! Tu es Billie, Jolan ou Philippe ?

Elle a un accent marseillais !

J’ouvre et je ferme la bouche deux ou trois fois comme un poisson hors de l’eau, puis j’indique du pouce mes deux collègues et je marmonne :

– Billie et Philippe.

– Jolan, alors ! Ravie de te rencontrer !

Elle tend la main et fait trois pas dans ma direction avant que je reprenne mes esprits et que je recule du double.

– Docteur, elle est où votre combinaison ?

Elle me sourit encore plus large, et je m’effondre un peu à l’intérieur. Personne m’a sourit comme ça depuis un bail à part les mômes.

– Je n’en ai plus besoin, me dit-elle en abaissant sa main. Je suis vaccinée.

– Et là, elle me dit « J’en ai plus besoin… »

– « … je suis vaccinée ! »

Je pédale comme un fou vers la sortie de la rocade, mon chariot plein brinquebalant derrière moi, mon téléphone à l’oreille. Bénédicte est morte de rire depuis son canapé bordelais.

– Elle a dit exactement la même chose à Mu en débarquant à l’hôpital cette nuit !

– Mais pourquoi personne nous a prévenu ?

– Pour éviter une émeute, je suppose. Maintenant qu’on a le vaccin, manquerait plus que tout le monde se précipite dans les hôpitaux, les pharmacies et sur les ambulances pour en avoir. Une dernière vague de malades pour la route, merci bien.

– C’est clair…

Angéla, la doctoresse, m’a vacciné à l’arrière de son ambulance, devant Philippe et Billie pour bien leur montrer la procédure -puis les a vacciné tous les deux devant moi pour la même raison.

– Les doses qu’on vous donne sont pour vos proches et les personnels de santé que vous fréquentez sur vos circuits. Vous êtes tenus par vos contrats avec le gouvernement de ne parler à personne d’autre de l’existence du vaccin. L’info va forcément finir par fuiter mais on veut attendre le plus tard possible pour l’annonce officielle, pour qu’on ait le temps de fournir un maximum d’hôpitaux et d’organiser la distribution.

J’en frétille sur mon vélo. Je vais pouvoir faire des câlins aux gosses ! C’est littéralement le premier truc qui m’est passé par la tête ! On s’est jetés dans les bras les uns des autres avec Philippe et Billie -alors que cette dernière n’est pas fan des contacts physiques, mais là ça lui est venu tout seul. Bon sang, je crève d’envie de faire toutes les rues de mon circuit en hurlant que le confinement est fini. Angéla a promis que je pourrais me faire plaisir dès que l’existence du vaccin serait officiellement annoncée, mais ce sera pas pareil.

– Au moins tu peux faire la surprise à ta sœur, tempère Bénédicte. C’est vraiment important de garder le silence, Jo…

– Je sais bien, je sais bien, je vais rien dire. Ça n’empêche pas que j’en ai envie.

De toute façon, si je dois vacciner Eline et Matis, avec l’école Discord, toute la ville sera au courant d’ici demain.

Matis s’enroule autour de ma jambe comme le plus mignon des bébés koalas casse couilles pendant que je fais l’injection à sa sœur. La mienne en pleure presque, et mon beau frère Remi me pose trois questions à la minute en tripotant le pansement sur son bras, là où je l’ai piqué.

– Ils vont donner priorité aux députés après les personnels médicaux, c’est sûr…

– Les députés sont déjà vaccinés depuis un bail, si tu veux mon avis, je marmonne. Mais toi, chez Airbus, je serais pas étonné que vous receviez un stock dédié, ils vont vouloir redémarrer l’activité rapidement.

– Elle a pas vraiment cessé, on a beaucoup bossé par ordinateur.

Il pianote déjà sur son téléphone, je me mord la lèvre pour ne pas lui rappeler de ne rien dire à personne -le plus vite l’info fuitera, le plus vite je n’aurai plus besoin de garder le secret. Mes pensées s’échappent vers mes amis de Montauban que je n’ai pas vu depuis un an. Vers Ondine, montée en Bretagne par un des derniers transports autorisés il y a huit mois. Si le vaccin arrive de Marseille, dans le Nord ils l’auront en dernier. D’ici là l’info sera dehors. Je prie pour que personne ne soit stupide, mais les débuts du confinement ont prouvé qu’en France, côté survie, on n’est pas des lumières.

Eline gère comme une championne, regarde ailleurs pendant que je la pique et ne grimace même pas. Se contente de m’adresser un énorme sourire de fripouille dès que je repose mon matériel.

– Ça y est, je peux te faire un câlin ?

Je lui ouvre les bras pour toute réponse, et elle s’y jette de tout son poids, manquant me faire basculer de mon tabouret.

Tant pis pour les émeutes. Tout le monde mérite de pouvoir faire des câlins aux enfants le plus vite possible.

2 commentaires sur « Jour 367 »

Laisser un commentaire

Concevoir un site comme celui-ci avec WordPress.com
Commencer